• Tunisie : vers un coup d’état institutionnel ?

    Après les manifestations du printemps, les premières sessions de la nouvelle Assemblée

    constituante ne rassurent pas l'avocat Slim Hajeri.

    L’Assemblée constituante, tant attendue, dont le principe avait été arraché de haute lutte par les manifestants de la Kasbah fin février 2011, s’est finalement réunie pour la première fois le 22 novembre dernier. 

     

    A des élections jugées exceptionnellement démocratiques, transparentes et honnêtes par la plus grande partie des acteurs politiques et des observateurs tunisiens et étrangers ont succédé les premières réunions d’une Assemblée constituante, elles-mêmes qualifiées "d’historiques".

     

    Une séance de l'assemblée constituante le 23 novembre 2011 à Tunis (H. BELAID/AFP)

     Une séance de l'assemblée constituante le 23 novembre 2011 à Tunis (H. BELAID/AFP)

     

    Pour autant, sommes-nous en présence de la transition démocratique parfaite, idéale, rêvée ? Presque (y compris dans l’opposition) n’a voulu voir les multiples anomalies et dépassements qui ont émaillé le processus électoral. Sans doute la mariée était-elle trop belle et personne n’a voulu gâcher la fête.

     

    Lors de la première réunion de l’Assemblée constituante, l’apparat, les prestations de serment solennelles des députés et les discours teintés d’émotion ne sont pas parvenus à occulter le malaise profond qui s’est peu à peu emparé d’une part importante de la classe politique, de nombre d’intellectuels et d’une partie non négligeable de la population.

     

    Seul, le faible son de la clameur d’une foule hétéroclite qui s’était rassemblée à l’orée des portes demeurées closes du palais du Bardo s’est fait l’écho de ces craintes. Il faut dire que depuis l’annonce des résultats, les islamistes d’Ennahdha n’ont cessé de souffler le chaud et le froid : tantôt rassurants, donnant conférence sur conférence, réunissant les opérateurs économiques d’un grand nombre de secteurs, adressant un discours apaisant aux franges "islamiquement incorrects" de la population (non musulmans, athées, homosexuels, etc.) ; tantôt inquiétants, de par les "dérives" plus ou moins contrôlées de certains de ses leaders emblématiques : mères célibataires et leurs enfants mis au pilori, remise en cause de l’adoption et de l’interdiction de la polygamie, instauration du 6e califat, etc.

     

    Mais en réalité, c’est sur un autre terrain que se jouait, à huis-clos, à l’abri des regards indiscrets, une partie autrement plus importante. Durant les trois semaines qui ont précédé la première réunion de l’Assemblée constituante ont eu lieu des négociations tripartites entre les islamistes d’Ennahdha, le CPR et Ettakatol ; négociations à l’enjeu fondamental pour l’avenir de la démocratie et pour celui de la Tunisie.

     

    En théorie, il s’agissait essentiellement de mettre au point deux projets de loi, extrêmement importants : le règlement intérieur de l’Assemblée constituante et la loi portant sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics (ou petite constitution) ; secondairement d’établir un programme commun et de répartir les postes clés du pouvoir et du gouvernement.

     

    Face au bloc (indéfectible ?) que semble constituer Ennahdha et le CPR, Ettakatol, faisant figure de petit poucet, a choisi de partir à l’aventure malgré des promesses électorales, vite oubliées, et de ne pas conclure d’alliance avec Ennahdha.

     

    Ce qui a fini par transparaître de ces négociations est proprement affligeant pour ce parti : en échange de l’attribution du poste honorifique de président de l’Assemblée constituante et de quelques portefeuilles ministériels secondaires (et peut-être du ministère des Finances), les négociateurs du FDTL ont absolument tout lâché sur les deux textes fondamentaux qui étaient censés être au centre de leurs préoccupations.

     

    L’Assemblée constituante a été transformée dès le premier jour, à l’occasion de l’élection de son président, en simple chambre d’enregistrement des décisions prises à l’avance par les membres de la troïka. Elle a par la suite validé, sans surprise, la création de deux commissions ad hoc, chargées en principe de rédiger les projets de règlement intérieur de l’Assemblée constituante ainsi que la "petite constitution".

     

    En réalité, deux projets prêts à l’emploi ont été présentés aux membres des deux commissions dès leur première réunion. A la lecture de ces projets, il apparaît désormais clair que le parti islamiste a décidé, avec l’aval (ou le silence complice) de ses partenaires de la troïka, de passer sans plus attendre à la vitesse supérieure.

     

    Un coup d’état institutionnel est-il en préparation ?

     

    Si le texte proposé est adopté en l’état, Ennahdha aura la main mise sur tous les rouages de l’Etat et maîtrisera en outre l’ensemble du processus d’élaboration de la constitution. De fait, le projet de loi portant sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics prévoit un exécutif monocéphale conférant la quasi-totalité des pouvoirs au gouvernement formé et dirigé par le représentant du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges (en l’occurrence Ennahdha) ; la fonction de président de la République attribuée au CPR restant quant à elle purement honorifique.

     

    L’étendue des prérogatives du gouvernement et de son chef est tout simplement ahurissante, digne de celle d’un calife de l’ère abbasside : pouvoir réglementaire absolu, contrôle total de l’administration, de la force publique, des entreprises publiques, main mise sur les collectivités territoriales, pouvoir de nomination des hauts fonctionnaires et même des cadres de l’armée.

     

    A cela, s’ajoute un contrôle censé être "provisoire" sur le pouvoir judiciaire, exercé par le biais d’une autorité temporaire appelée à remplacer le CSM (Conseil Supérieur de la Magistrature). Cette instance sera composée de magistrats dont le mode de désignation, non électif (simplement encadré par l’Assemblée), n’a pas été précisé et semble avoir été laissé à la discrétion du futur ministre de la Justice (portefeuille acquis à Enahdha).

     

    Cerise sur le gâteau, ce gouvernement une fois élu à la majorité simple sera de facto indéboulonnable, car il est prévu par le projet de loi qu’une motion de censure à l’encontre du gouvernement ne sera recevable qu’à la majorité des 2/3. Ennahdha qui dispose de près de 42% des sièges sera donc en mesure de bloquer toute motion de censure.

     

    Le spectre de l'absolutisme

     

    Quant au pouvoir législatif, il est dévolu à l’Assemblée et en partie au Premier ministre (encore lui). Le vote des lois organiques ne requiert qu’une majorité simple des membres de l’Assemblée constituante, celui des lois ordinaires, la majorité des membres présents (avec un quorum du 1/3). Et pour couronner le tout, le projet de loi soumet le vote des articles de la constitution à la majorité simple.

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    De manière symbolique, il est prévu de faire approuver le texte complet du projet de constitution par une majorité qualifiée (2/3) mais seulement en première lecture. Après un mois de "réflexion" l’Assemblée sera en mesure d’adopter définitivement la nouvelle constitution du pays à la majorité simple !

     

    A aucun moment, le consensus n’est prôné, nul part il n’est requis de majorité qualifiée. On a peine à croire qu’il s’agit de textes devant régir et encadrer la construction d’un édifice commun, d’un édifice démocratique appelé, par delà les majorités et alliances circonstancielles à s’inscrire dans la durée, à servir de cadre à l’écriture de la nouvelle histoire de ce pays.

     

    Dix mois après le départ du despote, le spectre de l’absolutisme refait déjà son apparition. L’avenir de la démocratie en Tunisie se jouera dans les jours qui viennent. Les Tunisiens se doivent de réagir sans plus tarder. Avec ses 89 députés, il ne manque à Ennahdha que 20 voix pour devenir le maître absolu du pays. Or des dizaines de députés, tels les indépendants d’El Aridha Chaabia sont hésitants, sans référence idéologique claire et cherchent à se positionner sur l’échiquier politique.

     

    Où sont les démocrates du CPR et d’Ettakatol ? Que font les Moncef Marzouki, Mohamed Abbou, Mustapha Ben Jâafar, Khélil Ezaouia, Khémaïs Ksila et autres militants de la première heure ? Que sont devenues les promesses de ces défenseurs des libertés et de la démocratie ? L’enjeu est crucial, vital, déterminant ! Il n’y aura peut-être plus de retour possible, si ce n’est au prix de nouveaux sacrifices.


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